Le paysan, le chercheur et le croyant. Chapters I & II. From Octobre 21, 2022 to January 7, 2023.
Ça commence comme une fable…
Une fable qui s’installe au coeur des paysages qui nous ont enfantés, que nous façonnons depuis des milliers d’années et qui à leur tour inscrivent leur trace en nous. Une fable où trois relations au monde se percutent et se complètent.
Une fable polyphonique, fragmentée, à même de restituer un peu de l’histoire primitive et contemporaine dont nous sommes les héritiers et dont il nous appartient d’imaginer les prochaines strophes pour tenter d’infléchir notre destin, prisonnier d’un refrain qui ne
tient plus.
Des paysages à l’œuvre
Nous nous sommes le plus souvent comportés comme maîtres et possesseurs de la nature (I), imprimant sur le monde la marque de nos rêves les plus fous : organiser la logistique des flux, dévier les cours d’eau, creuser des routes à travers les montagnes, sculpter le vivant, cultiver et croiser des espèces pour les manger, les contempler ou les adorer. Si l’on a longtemps cru que l’humain était pétri par une entité divine, on sait aujourd’hui qu’il est en partie modelé par des forces insoupçonnables qui se sont exercées sur lui. Aux forces du hasard et de la nécessité (II) s’est ajoutée à notre insu la puissance transformatrice des paysages. Bien plus qu’un état de contemplation, bien plus qu’un réservoir de nourriture ou le grenier de nos matières premières, le monde inscrit le revers de nos actes au coeur de nos chairs et de nos esprits. L’envers des corps en témoigne. Les paysages sont à l’oeuvre en nous et les vivants négocient constamment avec leur environnement.
Entre chien et loup
Le face à face entre la nature sauvage et domptée nous le rappelle avec force.
Notre fable tente ici d’en déceler les rouages à partir d’oeuvres qui offrent ce corps à corps ininterrompu avec une Nature qui hausse désormais le ton et le niveau des mers.
Où en est-on ? Comment et avec qui doit-on négocier ? Où atterrir (III)?
Les penseurs et chercheurs nous questionnent, nous aiguillent, mais nous pensons qu’aux diagrammes et aux équations doivent s’ajouter des histoires incarnées dont les artistes ont le secret.
Une fable raconte avec une acuité prémonitoire ce que cette exposition tente de dire avec des œuvres. Dans Le loup et le chien (VI), La Fontaine rejoue, avec une intuition pré-darwinienne saisissante, ce moment de bifurcation où certains loups domestiqués s’apprêtent à devenir des chiens, ou à y renoncer. En particulier cet instant suspendu où il est encore temps pour le loup de ne pas rentrer dans ce processus de métamorphose : “En chemin, il vit le col du chien pelé”.
Notre époque n’est-elle pas à ce moment charnière où tout peut basculer ? On y voit des chiens qui veulent se ré-ensauvager et retourner à l’état de loup, des loups qui cèdent à la tentation de devenir chiens, des chiens qui ne cessent d’ajouter à leur col des laisses, et des loups indomptables qui revendiquent leur identité libre et sauvage.
Négocier avec le paysage
On retient que le loup de la fable a préféré la liberté d’aller et venir au confort et aux caresses. Mais ce que La Fontaine ne dit pas, c’est que le loup s’apprêtait aussi à subir une profonde métamorphose physique, au point de diverger parfois radicalement de son ancêtre et cousin. Ce que nous avons fait au loup en créant le chien, le blé l’a fait au chasseur-cueilleur en créant l’agriculteur. L’humain a domestiqué et créé le blé autant que le blé a domestiqué l’humain, l’obligeant à renoncer à sa vie nomade. Cette négociation avec une céréale aurait-elle dicté notre manière d’habiter le monde, de nous sédentariser, de bâtir des villes autour des greniers, modifiant notre physionomie, notre digestion, notre dentition, et jusqu’à nos microbiotes, désormais partie prenante de ce dialogue invisible ? Il y a une négociation tripartite entre l’humain, la céréale et la bactérie (une autre fable à venir…). Et il en va de même avec tout le reste du monde vivant et non vivant avec lesquels nous sommes en relation étroite et en dialogue perpétuel.
Co-habiter le monde
C’est ce strabisme que cette exposition invite à embrasser pour regarder le monde. Voir à double sens. Apprendre à regarder, non pas en généraliste, mais à partir de trois relations, trois manières d’habiter le monde : en paysan, en chercheur, en croyant. Adopter une vue tridimensionnelle à laquelle chacun participe en cultivant, en révélant, en chantant la puissance des paysages et en modifiant les conditions d’habitabilité du monde.
Le paysan nous invite à un corps à corps avec les éléments. Il ne fantasme pas la nature mais négocie en permanence avec elle, invente et perfectionne des outils pour entrer en dialogue avec d’autres êtres, par la culture et l’élevage, car sa survie en dépend. Le chercheur cultive une vision hors-sol, à la fois distanciée et rapprochée. Il décortique, analyse, explore, décrit, conserve, anticipe. Enfin, le croyant est tenté de sacraliser la nature. Dans sa version antique et savante, il lui offre des parades, des chants, des pratiques vertueuses et un code implicite de réciprocité et de respect. Dans sa version contemporaine parfois caricaturale, il y projette le retour à un Eden fantasmé.
Vivre avec le trouble
Toutes ces manières d’être au monde portent en elles à la fois le remède et le poison.
Cette exposition propose de déjouer nos préjugés et d’amplifier nos points de vue, de les démultiplier pour s’approcher d’une vision tout à la fois plus nette et plus entremêlée, d’apprendre à embrasser nos relations fondamentalement enchevêtrées, de s’éloigner des modèles de pureté et de vérité absolue pour adopter tous les prismes possibles, et accepter enfin de vivre avec le trouble (V). Ces relations profondément intriquées avec le monde affleurent ici et nous invitent à cesser d’être au bord du monde ou en surplomb pour y entrer véritablement.
Les artistes murmurent les bribes de strophes à venir et nous guident dans cette fable multimillénaire.
Marie-Sarah Adenis et Yvannoé Kruger
(I) Discours de la méthode (1637), René Descartes (II) Le hasard et la nécessité (1970), Jacques Monod (III) Où atterrir ? (2017), Bruno Latour (VI) Le loup et le chien (1668), Jean de La Fontaine (V) Vivre avec le trouble (2020), Donna Haraway
Chapitre I : Mircea Cantor, Grégory Chatonsky, Gaëlle Choisne, Antonin Detemple, Sara Favriau, Anne-Charlotte Finel, Daniele Genadry, Cyrielle Gulacsy, Angelika Markul, Eva Nielsen, Mateo Revillo, Pia Rondé & Fabien Saleil, Edgar Sarin, u2p050, Marie de Villepin, Jesse Wallace, Wiktoria
Chapitre II (dans le cadre de Paris Photo) : Cécile Burban, Grégory Chatonsky, Anne Commet, Paul Créange, Antonin Detemple, Noémie Goudal, Arash Hanaei, Eva Nielsen, Assaf Shoshan, Jesse Wallace
Commissaire Yvannoé Kruger
Coordination artistique : Simon Jung
Production : Christine Camio
Design graphique : Romain Fritiau, Bonjour garçon studio
Visuel : Anne-Charlotte Finel, Extraits de Hors-sol, 2020.
Remerciements : Guillaume Bouisset, Elliott Causse, Thomas Causse, Claire Cousin, Odette Kruger, Antoine Laurent, Rodolphe Macabéo, Matisse Mesnil, Ali Raza, Ivanovic Roover, Ugo Schildge, Romy Texier, Maya-Inès Touam, Pierre Voirin
Avec le soutien de 836M