Tiger Mousse, une exposition de Kraken, commissariat a-topos’, accueillie par Nano Ville. Du 10 au 28 décembre 2021.
Kraken en Roue libre ou l‘Art du déplacement
D’un lieu l’autre,
d’un espace l’autre, d’un corps l’autre, d’une pensée l’autre, d’une émotion l’autre… depuis le début, Kraken traverse les territoires: tous les territoires. Ceux de l’émotion et de la pensée, ceux du rêve et de l’imagination mais aussi dans le même temps ceux, réels, de la ville et de l’urbain.
La ville
comme immense terrain de jeux mais aussi la ville qui dialogue avec l’atelier. La ville et ses flux, la ville et ses axes et ses bifurcations, la ville et ses habitants et leurs déplacements, la ville et ses rythmes, la ville avec ses bruits et ses cadences.
Mais aussi l’atelier,
avec sa solitude, avec son silence, avec son rythme et sa respiration. L’atelier, espace-temps de l’intime et du privé, là où le bouillonnement des projets de l’artiste prend forme, là où advient en douceur ou surgit, en fracas, ce qu’il en est de la production…
Avec maestria
et en maître incontesté du geste et de la ligne, traçant ses poulpes de différents formats, et dessinant ses portraits d’objets familiers et de personnages du quotidien, en mouvement perpétuel, Kraken relie ensemble les deux espaces du public et du privé, passant avec allégresse, de la fresque au petit format : de l’intime au monumental.
Alors,
après La Fête à Lallement à la galerie épisodique, a-topos’ invite de nouveau l’artiste et lui propose de jouer sur et avec ses multiples dimensions. Et c’est pourquoi, aujourd’hui à poush, il donne à voir un nouveau parkour immersif fait d’installation de canettes en aluminium et de bouteilles de verre, de sacs poubelle en plastique, de dessins de silhouettes et de corps, d’un green de golf miniature et de lots, vaguement kitsch et totalement improbables, à gagner.
Inlassablement,
Kraken déploie ses axes et réitère la diversité de ses pratiques, sans en oblitérer aucune, sans renoncer à l’une au profit de l’autre. Et ce faisant, il mène ses combats plastiques sur tous les fronts à la fois et, toujours encore, il continue d’affirmer les enjeux graphiques de sa production : l’espace, le jeu, l’espièglerie ludique, le trait solide, le tracé précis, les couleurs intensément posées en aplat, les variations infinies sur ses motifs récurrents. Et son blaze, en lettres majuscules.
Déterminé,
l’artiste déroule ses galeries de portraits, comme un magnifique répertoire, comme un inventaire impitoyable scrollant, listant des corps souvent nus, ou presque, des corps souvent méga hors proportions, méga hors normes, flirtant avec un éros pornographique ou presque, portant strings ou t-shirts moulants. Et des visages dont les regards souvent nous ignorent. Ou nous regardent, moqueurs autant que tristes…
Et toujours,
des chiens, partout. Des petits toutous à ses mémères, des petits caniches coiffés, toilettés, avec des nœuds dans leurs cheveux, avec des colliers de perles autour du cou ou portant de petits fez rouges, des chihuahuas au poil ras, des Yorkshire ou des bichons maltais au poil long, comme autant de reflets de leurs maîtres.
Mais aussi
des objets, des choses banales du quotidien, des déchets de toutes sortes à chaque coin de rue, des canettes en alu, des bouteilles en verre, des caddies, trace de la seule activité de ceux qui vieillissent, des papiers et des sacs plastique. Des observations dessinées, comme autant de constats sur la dimension dérisoire et parfois ridicule de notre aujourd’hui et maintenant.
Acerbe, efficace
mais intensément tendre, avec une infinie douceur, Kraken crée une formidable comédie humaine et, en nous montrant ses monstres supposés qui nous fascinent ou que l’on rejette, il nous tend un miroir dans lequel tout en se reconnaissant: on reconnaît l’Autre.
Alors, avec maestria et en maître incontesté du geste et de la ligne, comme en écho à Barnett Newman, Kraken nous dit que le peintre était bien là : avant le philosophe.
Texte de Gaya Goldcymer, décembre 2021