Toute forme revêt-elle encore une énigme ?

Des origines platoniciennes de la théorie des formes face à l’hylémorphisme d’Aristote, la question de la forme doit continuer à être nourrie par la création contemporaine à l’ère de la désincarnation physique de l’objet vers son incarnation virtuelle. Le travail de Nils Vandevenne et Bryce Delplanque contribue à interroger notre rapport à la perception première de la forme pour sonder son contenu, son fond, son sens et donc sa portée. Cette éthique de l’art évoque les préceptes de Supports/Surfaces dans la volonté de déconstruire la forme pour (re)conscientiser ses fondamentaux dans la création : l’objet qui fait oeuvre se compose d’un support (qui peut être à la fois une finalité ou une base sur laquelle naît l’oeuvre), d’un format qui limite un espace physique et visuel, de différentes opérations temporelles et de matérialités ajoutées ou soustraites, voire absentes. Ces notions élémentaires se révèlent conditionnellement en fonction de l’endroit où l’objet-œuvre est destiné à être vu : dans le salon feutré du collectionneur, sur les murs immaculés d’un centre d’art ou dans un post Instagram.

Dans les sous-sols de Poush, l’exposition Sous sur face associe les travaux de Nils Vandevenne et de Bryce Delplanque dans une volonté de jouer des combinaisons entre leurs œuvres picturales et la structure de ce lieu désaffecté, comme d’une manière de descendre sous la surface de la peinture et du béton. Dans sa série des Petits théâtres - peintures sur bois où les défonces laissent entrevoir du carton alvéolé -, Nils Vandevenne rend compte d’un processus de dé-composition où la signification se manifeste non dans l’esprit de l’artiste, mais dans sa fabrication. Sa matière première provient essentiellement de rebuts de bois et de carton, issue d’une production industrielle, où l’enjeu est de « faire avec »[1]. En ce sens, le procédé créatif évoque la figure du bricoleur chez Claude Lévi-Strauss[2] qui rend visible l’expérimentation matérielle et technique. Avec son outil, Nils Vandevenne libère les entrailles du tableau de sa surface qui a été préalablement fardée dans une palette aussi délicate que la facture. Par un acte performatif et instinctif, l’artiste répond à sa propre injonction d’arracher, d’altérer, de dévorer les couches, tel le parasite de son propre théâtre[3], pour fouiller la consistance et l’histoire de l’objet qu’il dissèque. La matière brute dévoilée incarne la neutralité que le geste porte : elle contribue à dé-signifier le geste, à le dé-subjectiver, pour mieux révéler le sujet formel de l’objet. Autrement dit, les Petits théâtres de Nils Vandevenne doivent s’appréhender dans une narrativité du tableau-objet en accord avec l'étymologie du mot théâtre « lieu d’où on regarde », à l’instar des Teatrini de Lucio Fontana.

Et s’il a fallu désigner les choses par des mots, le travail de Bryce Delplanque interroge le regard que nous portons ordinairement sur les objets, et les mots qui finissent par se substituer à eux, de telle sorte qu’on ne voit plus les objets dans leur originalité et leur unicité une fois qu’ils sont formellement identifiés. Parce que la première impression sur une nouvelle forme est étrange, éphémère, inattendue et irremplaçable, Bryce Delplanque interroge cette insaisissable perception en la reconvoquant. Pour ce faire, l’artiste rencontre des objets qui lui sont peu familiers puisés dans un vocabulaire étranger, notamment des accessoires ou des ustensiles d’Extrême-Orient, pour garder une mise à distance de notre attachement à la réalité. Ce détachement est celui qu’Henri Bergson attribue à la faculté de l’artiste qui a une « perception détachée de l’utile et du besoin », et qui chez Bryce Delplanque se traduit par un processus de reconversion d’un objet initial en une sculpture en grès émaillée, avant d’être photographiée puis reproduite en sérigraphie, pour être incorporée dans une huile sur toile. La surface frontale donne à voir un objet figuratif dont la trame contraste fortement avec la touche léchée de la matière picturale. Le « fond » évoque les coins de table des natures mortes aux fleurs d’Henri Fantin-Latour, à ceci près que la perspective spatiale est ici déjouée par l’objet même du tableau en tant que support-objet. Son épais châssis vivement coloré manifeste son existence en réverbérant sa couleur hors du tableau, sur la surface où il est accroché. Dès lors, le rapport à l’objet change : il devient tridimensionnel, sculptural et invite le corps entier du regardeur et de la regardeuse à se déplacer sur le côté pour mieux appréhender la question du dispositif et du cadre, du support et de la surface.

Dans Sous sur face, Bryce Delplanque et Nils Vandevenne intègrent une dimension fondamentale dans la continuité de leur réflexion, celle du rapport ou du renvoi de l’objet à son espace. Une œuvre en commun a été élaborée pour s’intégrer aux spécificités du lieu, comme le point de départ qui permet d’accorder une importance égale, sans hiérarchie entre le support et la surface, à tout ce qui fait forme dans la création contemporaine.

[1] Peut être entendu comme l’économie de moyen, toutefois, dans le processus de Nils Vandevenne, le “faire avec” doit davantage s’appréhender dans le prolongement d’une démarche duchampienne et du ready-made : faire “avec” l’objet.

[2] La Pensée sauvage, 1962.

[3]  Double références du parasite : 1. Organisme qui colonise ce qui lui est donné à manger. 2. Analogie au personnage du parasite dans le théâtre antique.

Texte d'Anne-Laure Peressin

Commissariat Anne-Laure Peressin

Exposition du 23 mars au 13 avril 2023. Visite tous les mercredis à 18h45 (inscription obligatoire) et sur rendez-vous.
Vernissage le1er avril 2023, 17h–21h (inscription obligatoire).