Ombre des Amazonies / L’écaille, un solo show de KAY pensé par Claire Luna. Du 23 mars au 3 mai 2023.

<em>Ombre des Amazonies / L’écaille</em>, un solo show de KAY
Ombre des Amazonies / L’écaille, un solo show de KAY

Exposition du 23 mars au 3 mai 2023. Visite tous les mercredis à 18h45 (inscription obligatoire).
Finissage le 3 mai 2023 à 18h (inscription obligatoire).

Le mythe de la tortue et du dauphin

Dans Ombre des Amazonies / L’écaille, KAY convoque la légende pour révéler l’obscurité tue de cette région plurielle que l’on continue de ne regarder autrement que comme un espace à protéger ou à exploiter. Il est question de la charapa, stéréotype de la femme amazonienne, hypersexualisée et à la libido exacerbée¹ qui porte le nom d’une tortue de rivière. Et du bufeo colorado, un dauphin rose sacré qui habite les fleuves et souvent incarne l’homme blanc honorant de sa visite les jeunes femmes depuis l’époque de l’exploitation du caoutchouc².

Ombre des Amazonies est un projet à grande échelle : exposition vivante ou spectacle mutant, il convoque et exfolie l’histoire et les croyances de celleux qui habitent les forêts et les villes de l’Amazonie, une région dite vierge et surtout fantasmée³. Selon une approche symbiotique et guidée par un besoin profond de mutation, dans sa performance, KAY changera de peaux – d’autres habits pour la violence humaine. Une façon de se mettre tour à tour dans celles de ces animaux, réinvestir le mythe, les rejouer, les transformer, et peut être enfin s’en libérer.

Chère KAY, voici les deux minuscules paragraphes que je te propose pour introduire l’une des multiples formes que prend ici ton projet Ombre des Amazonies. Je voudrais développer davantage, il y a tant à dire. Pour ce faire, je reste convaincue que c’est important que tu prennes le relai. Parle librement, ne pense pas à l’écriture. Dis les choses en espagnol si tu en as besoin. Les questions sont simples, elles permettront de mieux saisir tes intentions et le contexte. J’aimerais que tu parles de ces deux figures légendaires, la tortue et le dauphin, ainsi que de ta vision du fleuve, de ses bras, d’un corps qui serait aussi celui de ton Amazonie.

Tu pourrais-tu nous en dire un peu plus sur ce que l’on appelle la charapa caliente ? Quelle est cette croyance populaire au Pérou selon laquelle les femmes en Amazonie ont une activité sexuelle soutenue et une libido débordante ?

L’hypersexualisation des femmes en Amazonie a commencé pendant la colonisation espagnole. Le corps nu des femmes, ses ornements et ses bijoux ont très vite été exotisés. Ces imaginaires se sont intensifiés pendant la fièvre du caoutchouc, une période pendant laquelle ses habitant.es ont vu beaucoup de villes sortir de terre. La consommation sexuelle et la recherche de nouvelles ressources économiques se sont données la main, ce qui a engendré l’abus sexuel sur les femmes et les filles à cette époque. Iquitos, en particulier, est devenue une grande place du marché sexuel. Une des caractéristiques de cette économie extractiviste a été la prolifération des bars et discothèques dans la ville, des « lieux de rencontre » en général.

Quel a été l’impact de ces abus sexuel et de langage sur les femmes dans la société de Iquitos ? Comment tu le ressentais toi ?

L’imaginaire et la construction des corps érotisés et/ou exotisés sont des séquelles vivantes de la conquête. Quand j’étais enfant, dans toutes les publicités de ma ville les femmes étaient blanches. Aujourd’hui, ça commence à changer. Il est certain que la musique comme le reaggatón continue de nourrir cet imaginaire de femme « chaude », mais maintenant ces femmes vont au-delà de ça : elles sont libres et utilisent la sensualité pour combattre les stéréotypes.

La figure du bufeo colorado est ambivalente : si cet animal est sacré il n’a pas tarder à revêtir les habits de l’homme blanc venu exploiter le caoutchouc. Que disait-on de lui à cette époque ? Et aujourd’hui ?

Le bufeo colorado est un être sacré pour beaucoup de communautés autochtones des territoires amazoniens. Si cet être d’eau douce est très présent au Pérou, il est aussi en Colombie et au Brésil, mais avec des caractéristiques différentes. Il a le pouvoir de se transformer en être humain. Le dauphin rose permet la rencontre entre les êtres humains et les êtres aquatiques. Dans les profondeurs de l’eau, il existe un monde comme le notre. Les chamanes peuvent y accéder grâce au Bufeo qui est son guide. Dans ma ville, à Iquitos, pendant la fièvre du caoutchouc, avec l’arrivée des exploitants (les caucheros), qui a drainé d’importantes vagues migratoires de Lima et de l’étranger, cette histoire a été interprétée différemment. La peau du dauphin change… Il s’est transformé en homme blanc, aux yeux clairs, il s’habille avec une veste et un pantalon, il a toujours un chapeau (celui des caucheros). On dit qu’il servait à cacher ses évents. Cet homme se présente la nuit dans les fêtes de villages, dans les villes, dans les chambres des femmes, les séduisent. Leurs traits étrangers les rendent plus attractifs. On dit que quand une femme tombe enceinte du Bufeo, elle doit porter l’enfant à la rivière, pour qu’il retourne au monde d’où il vient. Lorsqu’une femme dans le village accouche d’un enfant à la peau claire, on dit que c’est l’enfant du Bufeo.

Pourrais-tu nous raconter ce que tu appelles l’Histoire ou le Hamac, ces bras de latex pour dire les rivières de l’Amazonie qui traversent l’espace et recèlent un son hybride. Comment ces corps respirent ?

Les noms sont seulement pour les identifier lorsque je dois en parler aux autres. Pour moi, ils n’ont pas de noms. Si j’y fais allusion de cette manière c’est en fonction de leur forme, de ce que j’ai ressenti quand je les ai dessinés. Ils sont une douzaine aujourd’hui. Il n’y a que deux façons d’arriver dans ma ville⁵ : en avion ou par voie fluviale. Enfant, on voyageait toujours en avion, et depuis là-haut, lorsqu’on laissait derrière nous les montagnes et que l’on commençait à voir le fleuve, je m’imaginais toujours des formes, je crois que je « souffrais » de paréidolie… Je ne pouvais m’empêcher de voir des ombres, les contours d’êtres divers. La particularité de ça c’est qu’une histoire n’était jamais contenue dans une seule image mais dans un ensemble d’images. C’était comme voir des parties éparses d’un seul être, et c’est seulement de loin que je pouvais assembler son corps ou les différents corps. Avec le temps, ces ombres sont devenues chaque fois plus sombres, et je ne fais pas allusion à leur lumière. On dit que les contes de fées prennent fin lorsque tu n’es plus une enfant.

Tu as sondé ses profondeurs (film), et aimes les survoler. Tu peux nous dire ce que charrie cette eau dans la vision que tu en as ?

J’ai vécu plus temps sous les eaux que je ne les ai survolées. Les images du film représentent une partie de cette mémoire. Et elles ont été filmées dans les profondeurs du fleuve Amazone tout près du village de Pebas, à 4 heures en ferry de Iquitos. Les rivières ne sont pas seulement de l’eau, elles sont aussi « l’autre côté », là où il existe une multiplicité de réalités. Comment les êtres qui l’habitent voient ces réalités ? Je ne me suis pas encore autorisée à expérimenter ces voyages, à travers les rêves, l’ingestion de plantes psychoactives, ou par les odeurs. Jusque là, j’ai cherché d’autres moyens de m’en approcher, peut être qu’il s’agit de la première couche de son épiderme.

Un entretien de Kay Zevallos Villegas (a.k.a KAY) par Claire Luna
Traduit et édité par la commissaire.

¹ Sur le sujet, on peut consulter Angélica Motta, “La ‘charapa ardiente’ y la hipersexualización de las mujeres amazónicas en el Perú: perspectivas de mujeres locales”. Sexualidad, Salud y Sociedad – Revista Latinoamericana. Río de Janeiro, n. 9, 2011, pp. 29-60. Et l’ouvrage de Luisa Elvira Belaunde, Sexualidades amazónicas, Género, deseo y alteridades, La siniestra ensayos, 2018.
² La fièvre du caoutchouc (1885-1915) est une période pendant laquelle de nombreux européen.es sont venu.es s’installer dans certaines régions de l’Amazonie pour extraire et commercialiser le latex. Les indigènes étaient recruté.es de force et ont subi d’importantes violences. Une nouvelle vague d’esclavage – appelons cela comme il se doit–, liée à l’exploitation du latex, a eu lieu au moment de la 2nde guerre mondiale.
³ Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, éditions Le pommier/Humensis, 2021, p.64.
Caoutchouc signifie « l’arbre qui pleure » en quechua. Le latex s’obtient en saignant l’écorce de l’hévéa.
⁵ L’aire urbaine de Iquitos est la plus grande agglomération au monde non accessible par la route.

 ©kayzevallosvillegas
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